Interview de Rémi Garde – Consultant sportif
Publiée le 15 octobre 2014
Formé à l’Olympique Lyonnais, Rémi Garde y débute sa carrière professionnelle en 1988. Il poursuit au Racing Club de Strasbourg en 1993, puis rejoint les Gunners d’Arsenal en 1996. Il est sélectionné en équipe de France à 6 reprises.
En 2003, Rémi Garde devient cadre technique à l’Olympique Lyonnais, occupant notamment le poste d’entraîneur adjoint de Paul Le Guen, puis de Gérard Houllier. En 2010, il est nommé directeur du centre de formation de l’Olympique Lyonnais. Rémi Garde devient entraîneur de l’équipe première de l’OL en juin 2011, poste qu’il occupe pendant 3 saisons. Il est aujourd’hui consultant sur Canal + pour la Premier League anglaise.
Adrien Jocteur Monrozier : Quelles sont les grandes évolutions dans le monde du football entre 1988, à tes débuts en tant que joueur professionnel, et aujourd’hui ?
Rémi Garde : Je ne vais pas être original : les plus grands changements sont ceux des mentalités et des gens qui évoluent dans ce milieu. Je m’empresse de dire que les mentalités ont changé parce que les règles du jeu ont changé. Pas les règles du football, mais les règles qui régissent ce milieu.
Jacques Burtin : Tu veux parler de l’affairisme, de l’argent ?
RG : Toutes les règles, pas uniquement l’argent. Je prends souvent comme repère la libre circulation des travailleurs qui a été appliquée aux footballeurs en 1996. Il autorise tout professionnel, donc les footballeurs, à circuler librement, ce qui a ouvert complètement le marché du football. Cela a permis à certains championnats d’émerger, et à d’autres de souffrir. Aujourd’hui on atteint le paroxysme suivant : les meilleurs joueurs sont tous aux mêmes endroits (Angleterre, Espagne), alors que des championnats sont devenus mineurs comme le championnat français.
Les règles ont changé parce que la société a changé; le foot n’est qu’un reflet de celle-ci.
Par exemple, quand on parle de la jeunesse qui ne sait pas bien se comporter dans le foot, en fait elle se comporte comme en-dehors. Notre particularité, c’est que nous sommes sous un amplificateur médiatique constant.
JB : Sauf que la pression médiatique que l’on fait supporter à ces jeunes qui ne sont pas préparés à ça, est aussi à l’origine de leur comportement . Se retrouver vedette internationale avec les photographes qui t’attendent à chaque fois que tu sors de chez toi, ça met la tête à l’envers !
RG : Non, je pense que leur comportement est le même, il était déjà déviant avant d’arriver en club. Certains jeunes font au sein du club ce qu’ils font en-dehors. Ce n’est pas la médiatisation qui les rend comme ça. Malheureusement, quand ils sont sous les feux de la rampe, ils ne peuvent plus changer. C’est plutôt dans ce sens-là que je vois les choses.
AJM : Comment as-tu vécu ça ? Tu as des valeurs fortes, des convictions orientées simplicité et discrétion, tu as pu t’adapter ? Est-ce que les excès de certains t’ont dégouté ?
RG : Par rapport au métier d’entraineur ?
AJM : Mais même quand tu étais joueur…
RG : Déjà il ne faut pas généraliser, ni là ni ailleurs. Il y a 30 ans, il y avait déjà des gens qui se comportaient de façon bizarre, qui ne respectaient pas totalement l’autorité. Il y a toujours de partout des gens déviants. A l’époque, ils n’étaient pas majoritaires. Aujourd’hui, ça s’est inversé un peu, mais j’ai toujours trouvé suffisamment de personnes autour de moi qui avaient aussi des valeurs, je n’ai eu aucun problème à ce niveau-là. Je ne me sens pas comme un extraterrestre.
En tant qu’entraineur, j’ai toujours essayé d’apporter ma vision à ces jeunes (ou à ces moins jeunes!). Ils sont un peu en manque de repères par rapport à la médiatisation et la notoriété, leur rémunération, tous les gens qui leur tournent autour, et qui ne leur tiennent pas le discours que je pouvais leur tenir. J’ai pris ça comme un challenge et une nécessité de leur faire comprendre pour qu’on puisse avancer ensemble.
AJM : Parlons justement de management, comment est-ce que cela fonctionne globalement dans le foot ? Tu es le premier manager de l’équipe, comment les choses s’articulent autour de toi ? Tu as des décideurs, des actionnaires, des gens au-dessus; quelle est ta place et ton degré d’autonomie ?
JB : Pour le béotien (et j’en suis un vrai en matière de foot), on a du mal à comprendre qui est le patron. Je ne dis pas qu’il ne faut qu’un patron dans une organisation, mais qui pilote les joueurs, qui est suffisamment proche tout en les aidant à se comporter, quelles sont les horaires d’entrainement ? Il y a le Président, les actionnaires, l’entraineur, qui pour moi aussi était l’homme fort, tout le staff…
RG : Pour résumer, il y a 3 pouvoirs dans un club professionnel de foot :
Le pouvoir économique détenu par le Président et les actionnaires et le pouvoir sportif pour commencer. Ils sont fortement liés. Dans la majorité des clubs français, excepté peut-être Paris, c’est le pouvoir économique qui influence à 100% le pouvoir sportif. Moi je ne pouvais pas dire “je veux telle équipe, tel joueur”, même dans des proportions raisonnables. Dans des proportions très raisonnables je pouvais le faire, mais je ne pouvais pas faire passer le pouvoir sportif avant le pouvoir économique. Pour l’entraîneur c’est délicat à gérer.
Le 3ème pouvoir, c’est le pouvoir médiatique. Le foot est populaire, tout ce que vous faites est décortiqué, retranscrit dans les journaux. C’est un pouvoir qui peut être fort, les joueurs peuvent s’en servir, les Présidents peuvent s’en servir, les actionnaires,… tout le monde peut s’en servir. L’entraîneur peut s’en servir aussi.
JB : Je n’aurais pas imaginé la puissance et l’interaction de ces 3 pouvoirs effectivement. C’est-à-dire que l’entraineur, par exemple, ne va pas fonctionner par budget : tu as tant de millions pour tel objectif…
RG : En Angleterre, si ! Ils ont une notion de manager du club. Les actionnaires donnent effectivement une enveloppe aux managers, en leur disant : pour la saison tu as X millions de pounds à dépenser, pour tels objectifs, avec un certain nombre de moyens.
En France, c’est différent; l’entraineur a un rôle plus complexe : voilà l’équipe, on va peut-être vendre 3 joueurs, en acheter 3, qu’est-ce que tu pense des 3 qu’on va acheter et vendre. Aujourd’hui, l’état économique des clubs français est tel que ce n’est pas le choix sportif de l’entraineur , qui aurait d’autres priorités pour se renforcer. C’est plutôt la valeur marchande des joueurs qui fait que c’est tel joueur qui part. Le pouvoir sportif n’a aucune prévalence sur le pouvoir économique. Arsène Wenger, entraineur d’Arsenal, disait : quand l’économique prend le pas sur le sportif, c’est mauvais signe. Sa philosophie est un peu poussée a l’extrême, mais c’est 9 fois sur 10 comme cela que ça se passe.
JB : Le fonctionnement du club anglais serait celui qui se rapproche le plus d’une entreprise, dans notre vision à nous. Le rôle d’un actionnaire effectivement est de déterminer les grandes lignes stratégiques et financières. Donc en France, le foot ne fonctionne pas comme ça, c’est curieux… Je comprends pourquoi j’avais du mal à faire le rapprochement entre l’organisation d’un club au niveau managérial, et celle d’une entreprise.
AJM : J’aimerais faire un parallèle entre nos 2 métiers : tu as toujours été en transition. Nous plaçons des personnes en entreprise qui restent 6 à 12 mois pour des missions précises, ça a été un peu pareil toute ta carrière : quand tu étais joueur, de club en club, puis après en tant qu’entraineur, fonction que l’on a dû te présenter comme une mission.
RG : Le schéma contractuel dans le milieu du foot, c’est le CDD. Ça peut aller effectivement de 12 mois à 5 ans maximum. Moi, j’ai fonctionné comme ça en tant qu’entraineur : j’ai fait 1 an d’abord, et puis 2 ans supplémentaires.
AJM : Avec le recul, étais-tu prêt au moment où l’on t’a donné les rênes pour diriger une équipe pro ?
RG : Je pense que, particulièrement dans ce milieu, les formations et les diplômes que l’on est censé acquérir pour exercer ce métier ne donnent pas toutes les clés. Quand j’ai commencé, je n’avais pas forcément le sentiment d’être prêt. Mais finalement, j’avais beaucoup de clés sans le savoir, en tout cas sans les avoir validées par des formations. J’ai dû me former en parallèle, parce qu’au début je n’avais pas les diplômes requis pour le faire.
JB : C’est le type de formation qu’a suivie Zidane ?
RG : Oui, exactement : Zidane, Makélélé,… Et donc je pense que j’ai fait en quelque sorte de l’apprentissage. On a dévalorisé ce mode de formation en France pendant longtemps, par rapport à l’Allemagne. C’est vraiment une bonne solution en fait. Pour répondre à ta question, je ne savais pas trop si j’étais prêt, mais rien ne vaut la résolution des problèmes quand on a les mains dans le cambouis, plutôt que de la théorie.
AJM : C’est encore un parallèle avec notre métier. Il y a des cabinets qui dispensent des formations de management de transition, ce qui nous fait sourire. C’est quelque chose que tu acquiers, une expérience personnelle. Tes années d’expérience font qu’après tu seras crédible.
RG : C’est un peu ce que je disais, c’est la motivation, la capacité individuelle. Un dirigeant doit être capable de déceler les potentiels de quelqu’un, le faire progresser. Et ce n’est pas forcément parce qu’il a un diplôme… Plutôt que de “former”, il faut avoir l’œil : qu’est-ce qu’il a fait jusqu’à présent, comment se comportait-il, est-ce que les gens qui travaillent avec lui ont senti qu’il avait une marge de progression, ou au contraire est ce qu’il était au taquet. Au final, on peut se tromper un peu, bien sûr. C’est un peu comme le recrutement des joueurs : quand on recrute, il faut prendre l’information, appeler l’entraineur, lui demander comment il était. Si tu penses qu’il y a du potentiel, tu le places en situation favorable et il se sentira bien.
AJM : Quelle est ta vision du management des hommes, et quel style de management mets-tu en pratique ?
RG : Je suis quelqu’un d’assez responsabilisant plutôt que d’être très dirigiste. J’aime responsabiliser les gens que je manage, leur faire comprendre où on veut aller, les faire adhérer, et puis les accompagner. Je suis dans la compréhension : voilà l’équipe et les objectifs, on met tout en place au départ, et puis je les accompagne dans le déroulé du projet commun.
JB : En clair, c’est donner du sens. Tu préfères expliquer avant d’agir que l’inverse.
RG : C’est ça. C’est souvent beaucoup d’explication, de dialogue. Ce n’est pas de tout repos, c’est plus compliqué à mettre en œuvre.
Pour moi, il n’y a pas une bonne méthode de management : il y a la méthode dans laquelle on se sent à l’aise, et qui correspond à la personnalité du manager. Il y a de très bons managers dirigistes, parce qu’ils fonctionnent comme ça. Cela peut donner des résultats peut-être plus vite, mais moins longtemps. J’ai toujours essayé d’avoir une forme d’authenticité, c’est ce qui me caractérise je pense.
JB : C’est du management participatif.
AJM : Tu imagines pouvoir transférer ce que tu as vécu jusque-là dans un autre domaine d’activité ? Est-ce que tu arrives à te projeter sur un autre projet professionnel ?
RG : Non ! Dans les qualités d’un manager, il y en a une très importante : le domaine d’expertise. On doit être un expert pour les gens qu’on manage, et moi je suis expert en football. Je ne peux pas être un expert ailleurs. Donc je ne me vois pas faire ça dans un autre domaine.
JB : Nous avons une vision très différente de cette “transférabilité” de compétences, qui casse un peu l’idée du secteur invariable. Le management est un vrai métier, au-delà des secteurs dans lesquels la personne a évolués. On pense que l’aptitude au management est beaucoup plus importante que les secteurs d’intervention du manager. Un DAF, par exemple, peut intervenir sur des secteurs très différents, surtout s’il est aussi et avant tout un manager.
RG : Je suis en partie d’accord. Effectivement, dans le foot, il y a des managers dont l’expertise, par exemple sur la stratégie d’un match, n’est pas exceptionnelle. Par contre, ce sont des meneurs d’hommes fantastiques. Dans leur staff, ils auront un profil très bon en stratégie à qui ils vont déléguer. Mais là ou je mets un bémol, c’est qu’un DAF, qu’il soit dans la pharmacie ou les pneumatiques, ce sont des chiffres qu’il traite, la base reste la même. Moi, si demain je dois manager une équipe de commerciaux qui vend des ballons, je ne saurai pas le faire. Mais je suis d’accord sur le fait qu’on ne forme pas des meneurs : on l’est ou on ne l’est pas. Les limites des formations sont là : on peut donner quelques outils, mais c’est comme le charisme, on l’a ou on ne l’a pas.
JB : C’est clair ! Mais je pense que c’est transférable à plus de choses que tu imagines, même si ce n’est pas évident pour toi. Il faut sûrement “se poser” après une expérience comme la tienne. Mais cette expérience est certainement transférable, et ça se fera tout seul. Tes expériences acquises, même en tant que joueur, seront très utiles.
AJM : Tu as toujours connu des périodes séquencées, y as-tu pris goût ? Pour la suite, est-ce que tu souhaites t’inscrire dans un projet à long terme ?
RG : Non, pas spécialement. J’ai toujours fonctionné comme ça. Sachant que je me suis quand même posé 11 ans à l’OL, avec les 3 dernières années en tant qu’entraineur, mais aussi à des postes d’encadrement, en dessous. Je ne m’interdis rien, mais cette segmentation des périodes de travail ne me gène pas.
AJM : Quels conseils peux-tu donner à une personne qui a des responsabilités pour gérer la pression ? Des choses que tu as connues toi, mais qui peuvent être transférables dans le monde de l’entreprise.
JB : Peut-être sur l’hygiène de vie, l’équilibre privé / professionnel, ou sur les habitudes quotidiennes ?
RG : J’ai commencé par proposer un cadre aux gens avec qui j’étais en relation dans le travail, notamment au-dessus de moi (actionnaires, dirigeants). On avait fixé un mode de fonctionnement qui a été tenu, et je savais que c’était important pour mon équilibre personnel. Je ne vais pas rentrer dans les détails, mais il y avait des “horaires”, des barrières par exemple, que l’on a tenues à 90%.
L’autre conseil que je donnerais : à partir du moment où l’on a des responsabilités, on a une équipe autour de soi. Et je pense que la clef se situe là. Avec le recul, j’ai eu la chance de pouvoir travailler avec les gens avec qui je voulais travailler, qui étaient eux-mêmes des experts dans des domaines précis, au quotidien. J’avais ce soutien, dans le travail, au quotidien, et ça m’a permis de tenir. Quand on a des responsabilités, si vous ne pouvez pas avoir confiance dans votre entourage, sur le plan humain et sur leurs expertises, vous prenez tout dans la figure.
JB : Cela dépend directement de la chaîne de management : elle doit être cohérente, “câblée”.
RG : Tout-à-fait ! Moi, j’aime déléguer, responsabiliser; aussi bien les joueurs que tous les gens qui travaillent avec moi. Dans mon mode de management, un manager directif qui fonctionne dans le conflit aurait été perdu. Plus ça cogne et plus il est content, mais ça ne marche qu’un temps : tout le monde s’écrase, et puis ça fatigue inutilement. Après, qu’on soit dans un système participatif ou directif, celui à qui on demande des comptes, c’est celui qui a les responsabilités. Il faut de toute façon être prêt à beaucoup de sacrifices…
JB : Je ne sais pas si le manager en entreprise a autant de latitude que toi pour constituer son équipe. En entreprise, on fait souvent avec les gens qui sont en place, à de rares exceptions près. C’est quand même utile de pouvoir s’adjoindre des hommes-clés à un moment-clé.
RG : C’est une particularité forte du milieu du foot. J’ai eu la chance de pouvoir le faire : à moitié parce qu’il y avait déjà des équipes en place, mais j’ai pu en faire venir.
AJM : Tu as décidé de tout couper l’année dernière, c’était un coup de tête ? Ce type de décision est assez rare dans le milieu du foot. N’est-ce pas plus difficile d’arrêter que de continuer ?
RG : Pour moi c’était l’inverse : c’était plus facile d’arrêter. J’ai beaucoup réfléchi, ce n’est pas un coup de tête; c’est rare les coups de tête chez moi ! Beaucoup de réflexion : je n’étais pas sûr d’avoir l’énergie nécessaire justement. Quand on est manager, il faut avoir l’énergie et l’envie. Nous sommes dans un milieu très particulier. J’ai fait 3 ans non-stop, avec quelques jours de vacances au milieu. J’ai estimé que je n’aurais plus eu suffisamment d’énergie pour continuer, et pour supporter tout ce qu’il faut supporter. Je n’avais pas envie d’être moins bon, donc j’ai préféré faire un break.
JB : Il y a une sorte de règle de fait dans nos métiers, celle des 2 ans : les futurs bons managers de transition vivent toujours en entreprise sur des cycles courts de 2 à 3 ans. Au bout de 2 ans, ils sont un peu saturés. Je ne dis pas qu’ils n’ont plus d’énergie mais un ras-le-bol de la routine. Il y a également dans certaines phases une telle énergie à donner que l’on imagine pas pouvoir la donner pendant 10 ans. Sauf peut-être certains grands patrons d’industrie qui sont atypiques, mais dont la vie entière est organisée pour cela. On retrouve ce phénomène des 2 ans chez la plupart des gens qui nous contactent, nos meilleurs managers sont tous comme ça.
AJM : Là, on diffère totalement des cabinets de recrutement : en recrutement (on parle ici de postes en CDI), un profil qui zappe tous les 2 ou 3 ans est considéré comme instable, alors que nous c’est l’inverse, même s’il peut y avoir des exceptions.
RG : C’est ce que j’allais te dire : il peut y avoir des exceptions. Dans le milieu du sport, il y a des gens comme Ferguson ou Wenger qui sont là depuis 15 ans, 20 ans, et ils ont la même énergie. Ils ont aussi la personnalité : en l’occurrence, chez eux, c’est blackout sur tout ce qui se passe ailleurs. Le monde extérieur n’existe pas. Ils vivent pour les matchs, leur équipe, leur club. Mon énergie, je vais la chercher dans mon équilibre personnel. C’est-à-dire le fait d’avoir les choses bien rangées, bien carrées dans ma tête. Quand je suis devenu entraîneur, je me suis dit : “là c’est bon, tout est en place pour que j’y aille, j’y vais”. Cet équilibre personnel s’est forcément un peu modifié, mais quand je dis ça, les gens répondent : “ah bon, tu vas divorcer, tu as en enfant malade ?” Non, rien de tout ça : tout va bien, je suis l’homme le plus heureux du monde ! Mais justement, je sentais qu’en continuant, j’allais devoir gérer des choses qui m’auraient déstabilisées personnellement, et qui allaient me rendre mauvais professionnellement.
JB : J’ai vécu ça en 2007, après avoir été manager de transition pendant 8 ans. Tout dépend de l’âge des enfants, de la gestion familiale ; mais à un moment donné, tu reçois un signal. Tout se passait très bien quand les enfants étaient en petites classes, mais à un moment donné, j’ai senti mon équilibre familial en danger. Je manquais à mes enfants, ma femme trouvait que tout devenait compliqué à gérer, et j’ai décidé d’arrêter. Mon métier était passionnant, parce que tous les ans j’étais ailleurs, dans la France entière. Mais quand je rentrais le week-end, je me disais : “je ne suis plus chez moi là”. Et encore, je pense que ce n’est rien par rapport à ce qu’on peut lire dans la presse dans ton métier !
AJM : Qu’est ce qui te manque le plus aujourd’hui par rapport à “avant” ?
RG : La relation quotidienne avec les joueurs (la plupart), et avec le staff dont je parlais tout à l’heure. Ils étaient à la fois des amis et des experts. D’ailleurs ils sont toujours des amis… et toujours des experts ! Tous les matins prévoir la journée, faire le bilan, travailler ensemble. La relation de travail avec des gens de confiance me manque.
Je ne me lève pas tous les matins en me disant que j’ai envie de voir leur tête, mais si quelque chose me manque, c’est bien ça : le travail en équipe.
Pour compléter ma réponse, ce qui risque de me manquer dans quelques temps, c’est l’adrénaline que le sport génère : l’angoisse d’avant-match, puis la victoire ou la défaite. Toutes ces émotions très fortes en très peu de temps. Quand on perd, on sait que dans 3 jours on a la possibilité de rebondir, donc on n’a pas le temps de se lamenter. Il faut analyser pour repartir, enclencher ce mécanisme qui fait la particularité des sportifs de haut niveau. C’est aussi une remise en cause permanente. Quand on gagne, si on se repose, 3 jours après on peut prendre une dérouillée et redescendre aussi vite.
Pour l’instant tout ça ne me manque pas, parce que le rythme était tel que j’ai eu ma dose. Mais je suis quand même programmé pour ça. Alors ça peut prendre un certain temps : quand j’ai arrêté ma carrière de joueur (11 ans professionnel), j’ai commenté des matchs, j’ai fait ce que je fais aujourd’hui (consultant télévision). Au début, c’était super, comme maintenant : je suis heureux, je vais au stade, j’analyse les matchs, ça me permet de rester dans le milieu. Mais au bout de 2 ou 3 ans, je me disais : qu’il y ait une victoire ou une défaite, finalement, je n’interviens pas dedans. Je n’ai pas d’effet de levier, je n’ai pas l’adrénaline, et donc ça m’a lassé. Aujourd’hui, je n’en suis pas du tout là, je ne sais pas si j’aurai le même processus mental !
JB : L’adrénaline en tant qu’entraineur est-elle la même que celle du joueur qui est sur le terrain ?
RG : Oui. J’ai fait pratiquement tous les postes que je pouvais faire dans un club de foot. Le seul qui se rapproche de l’adrénaline du joueur, c’est celle de l’entraineur, parce qu’on peut agir. C’est toi qui mets la stratégie en place, qui sélectionnes les joueurs, qui les motives, qui communiques avec eux. Il y a 26 joueurs, tu dois en faire jouer 11, donc il y en a 15 à qui il faut parler. Les 11 qui jouent, il faut leur dire comment on va faire, et quand on joue tous les 3 jours, on dort peu !
AJM : Le facteur salaire entre un joueur pro en 1988 et aujourd’hui est de quel ordre ? Par exemple on dit qu’en F1 le rapport est de 1 à 10.
RG : C’est du même ordre dans le football, de 1 à 10.
JB : As tu eu à subir des publications blessantes ?
RG : A partir du moment ou l’on fait un métier public, on est exposé. En foot, tout le monde à l’impression de détenir la vérité. Il fallait faire jouer celui-ci, acheter celui-là, ne pas jouer cette compétition, pourquoi fait-il ça… tout le monde s’approprie quelque chose, sans avoir tous les tenants et aboutissants. Il faut l’accepter, se détacher de ça. Si tu passes la nuit à lire tous les commentaires sur les réseaux sociaux et les forums, le matin tu démissionnes ou tu te jettes dans la Saône! Parfois, il y a eu des articles blessants. Quand on est dans l’action, on a du mal à prendre un peu de recul, et à se dire : “bon, on a pris 4-0, c’est normal que le commentateur dise qu’on est pas bons”, même des journalistes que tu connais. On n’a pas envie de le lire : ça fait mal mais c’est justifié.
Interview réalisée en octobre 2014 pour la newsletter Outside 5.
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